LE MOUVEMENT AUTONOME EN ITALIE ET EN FRANCE (1973-1984)

Tiré du site http://sebastien.schifres.free.fr/

INTRODUCTION

Le mouvement autonome apparaît en Italie en 1973. On peut le définir comme la tendance extralégale de l’extrême-gauche. Rassemblant des idéologies assez variées, il se caractérise surtout par un ensemble de pratiques que l’on détaillera ici. La référence au concept d’autonomie est ancienne au sein des mouvements révolutionnaires. Comme le rappelle Serge Cosseron dans son Dictionnaire de l’extrême gauche [1], elle est en effet déjà présente dans Le Manifeste du Parti communiste de Marx et Engels, dont l’édition allemande définit « le mouvement prolétarien » comme

« le mouvement autonome [selbständig] de l’immense majorité dans l’intérêt de l’immense majorité » [2].

Les différentes définitions de l’autonomie tournent autour de deux questions : « autonomie de qui ? », et « autonomie par rapport à quoi ? ». Depuis le XIXe siècle, les différents courants révolutionnaires font le plus souvent référence à l’autonomie du « prolétariat » ou de la « classe ouvrière ». L’autonomie ouvrière sous-entend une autonomie par rapport à la classe antagoniste : autonomie par rapport à la bourgeoisie. Mais des interprétations relativement différentes se dessinent sur les modalités de cette autonomie du prolétariat dans sa lutte contre la bourgeoisie. Cette autonomie prolétarienne sous-entend-t-elle une autonomie par rapport à l’Etat ? Par rapport aux institutions ? Par rapport aux lois ? Par rapport à l’économie ? Par rapport aux partis politiques ? Par rapport aux syndicats ? Et que signifie cette autonomie ? S’agit-il d’un simple volonté d’indépendance dans ses prises de décision, d’un refus de collaborer, d’un projet de sécession, ou d’une déclaration de guerre ?

On choisira de définir l’autonomie prolétarienne comme le fait pour le prolétariat de s’organiser dans sa lutte, à la fois en dehors des structures institutionnelles, et en opposition avec le cadre légal imposé par l’Etat. Cependant, il ne s’agit pas ici d’étudier l’autonomie prolétarienne en tant que pratique de classe. On s’intéressera en effet à un autre sujet : le « mouvement autonome », compris comme identité politique historiquement datée. En effet, à partir de 1973, l’Autonomie désigne une tendance de l’extrême-gauche, qu’il faut impérativement distinguer de l’autonomie en tant que pratique de lutte. Cette tendance politique se réfère aux pratiques autonomes et la confusion est permanente. Certaines composantes de la tendance politique refusent d’apparaître en tant qu’identité politique et aspirent à fusionner avec les pratiques. Mais cette aspiration à l’invisibilité n’empêche pas ces composantes politiques de pouvoir être identifiées comme telles.

A partir de 1977, l’Autonomie devient également une tendance politique de l’extrême-gauche française. C’est aussi le cas pour l’extrême-gauche allemande à partir de 1980. Le mouvement s’étend à la même époque en Espagne, en Suisse, aux Pays-Bas, et au Danemark. On se concentrera ici sur les mouvement italien (1973-1979) et français (1976-1984). Dans les années 70, c’est surtout la référence à l’Autonomie qui permet de distinguer le mouvement autonome des autres tendances de l’extrême-gauche. A partir des années 80, le mouvement autonome se distingue plus par ses pratiques politiques du fait de l’abandon des pratiques extralégales par les autres composantes de l’extrême-gauche.

La problématique ici étudiée concerne la question de la dynamique du mouvement autonome : pourquoi apparaît-il en Italie puis en France ? Comment se développe-t-il ? Qu’est-ce qui fait sa force ? Quelles sont ses limites ? Pourquoi s’effondre-t-il en 1979 ? Pour répondre à ces questions, je m’appuierai sur le cadre théorique avancé en 1993 par Ruud Koopmans pour expliquer l’évolution des mouvements sociaux en Allemagne de l’Ouest [3]. Koopmans reprend en partie les travaux que Sabine Karstedt-Henke avait publiés en 1980 sur les processus de radicalisation [4]. Il convient d’expliquer plus en détail ce modèle théorique.

Pour Koopmans, les protestataires ont le choix entre trois stratégies : l’innovation, la « massification » (augmentation des effectifs), ou la radicalisation dans la violence. Dans une première phase, l’innovation permettrait de faire émerger un nouveau mouvement social. Dans une seconde phase, le nouveau mouvement bénéficierait de ses pratiques innovantes et entrerait dans une phase de « massification ». Mais avec le temps, la dimension innovatrice du mouvement aurait tendance à disparaître, les nouveaux répertoires d’action utilisés devenant de moins en moins « nouveaux ». Dans cette seconde phase, les militants entreraient en quelque sorte dans un processus de routine en privilégiant l’augmentation des effectifs. Enfin, dans une troisième phase, le mouvement aurait tendance à s’institutionnaliser et à disparaître. Dans cette dernière phase, les militants se professionnalisent et deviennent des spécialistes d’un secteur du mouvement social. Les participants sont de moins en moins nombreux. Ce processus d’institutionnalisation des mouvements sociaux s’accompagnerait parallèlement d’un autre processus, antagoniste, de radicalisation dans la violence des tendances les plus extrémistes du mouvement. Ce double processus d’institutionnalisation et de radicalisation entraînerait une chute accélérée des effectifs et à terme la disparition du mouvement.

Pour Koopmans et Karstedt-Henke, l’attitude des autorités joue un rôle dans cette évolution. Koopmans distingue quatre types de répertoires d’action : les actions légales, les actions de « confrontation » (illégales mais non-violentes), la violence émeutière, et la violence militaire. Selon Koopmans, les mouvements sociaux ont plus tendance à leurs débuts à développer des actions de confrontation, la dimension innovatrice du nouveau répertoire d’action utilisé étant généralement liée à son caractère illégal. Face aux mouvements sociaux, les autorités cherchent à réprimer les éléments les plus radicaux et à dialoguer avec les plus modérés. Mais lorsqu’un nouveau mouvement social apparaît, il est difficile pour les autorités de faire cette distinction. Selon Koopmans, la répression aurait plus tendance à s’abattre sur les actions de confrontation, les éléments violents étant plus difficiles à arrêter.

Ces actions étant plus réprimées, les protestataires auraient progressivement tendance à les abandonner, les plus modérés choisissant des formes d’action légales, et les plus radicaux choisissant des formes d’action violentes. Les autorités joueraient donc en ce sens un rôle décisif dans le processus d’institutionnalisation et de radicalisation des mouvements. A la fin du mouvement, la répression se concentrerait sur les formes d’action violentes. L’effet de cette répression entraînerait une radicalisation dans la violence, les éléments les plus extrémistes abandonnant progressivement les actions émeutières pour évoluer vers la clandestinité et la lutte armée. Cette escalade dans la violence et la répression entraînerait la mort du mouvement. On tentera donc de voir dans quelle mesure ce schéma peut s’appliquer au mouvement autonome en Italie et en France.

Plusieurs ouvrages ont été publiés sur le mouvement autonome. Les plus approfondis concernent le mouvement allemand. La plupart de ceux qui tournent autour du mouvement italien ne l’abordent qu’à travers le prisme très réducteur de la violence politique et des groupes armés. En ce qui concerne le mouvement français, le seul ouvrage traitant le sujet n’a été écrit qu’en 1978 [5], c’est-à-dire quasiment au moment de sa naissance.

Cette recherche n’a donc été possible qu’à partir d’une série d’entretiens que j’ai réalisé entre 2002 et 2005. Au total, vingt-trois personnes ont été interrogées (quinze Français et huit Italiens) : vingt anciens autonomes et trois Français ayant fréquenté la mouvance à la fin des années 70 et au début des années 80. Ces entretiens semi-directifs étaient surtout destinés à combler le peu d’éléments dont on peut disposer pour retracer l’histoire du mouvement autonome. J’ai donc le plus souvent demandé à ces personnes d’essayer de raconter leur parcours politique de manière chronologique. C’est à travers la combinaison de ces différents parcours qu’émergent les multiples questions que pose l’histoire du mouvement autonome sur les logiques de ses acteurs. En effet, les individus ont toujours une vision partielle du mouvement auquel ils participent : ils en cernent rarement tous les tenants et tous les aboutissants. Certaines composantes en ignorent d’autres.

Au cœur des conditions historiques, économiques, sociales, et culturelles, chaque individu a un parcours unique qui va déterminer sa situation et ses choix au sein d’un jeu de tensions entre des influences contradictoires. Dans ce jeu de tensions, deux types d’engagement peuvent être distingués : l’engagement déterminé par les conditions sociales, et l’engagement motivé par des logiques culturelles. Ces deux types d’engagement se confondent le plus souvent mais suivant les individus l’un domine généralement sur l’autre. On essaiera donc de distinguer ces deux facteurs.

Compte tenu des différences entre les situations italienne et française, il n’est pas possible de les traiter dans leur globalité. J’ai donc choisi de traiter les deux mouvements séparément. Leur différence est d’abord quantitative : alors que l’Autonomie italienne est un mouvement de masse, l’Autonomie française est groupusculaire. Pour cette raison, on traitera plus spécifiquement de la question de l’organisation du mouvement italien.

J’essaierai d’aborder le mouvement autonome en distinguant trois étapes de son évolution : ses fondements, sa dynamique, et son effondrement. Dans le cas italien, on distinguera la dynamique initiale enclenchée par les comités ouvriers à partir de 1973 de la seconde phase portée par le mouvement de 1977. Les processus d’effondrements prennent également des formes différentes : répression brutale en Italie et lente décomposition en France. En ce qui concerne l’Autonomie italienne, on s’intéressera donc plus spécifiquement à la militarisation qui conduit à cette répression. Pour la France, on s’attardera par contre sur les limites du mouvement.

[1] Serge Cosseron, « Mouvement autonome, au cœur du mouvement révolutionnaire », Dictionnaire de l’extrême gauche, Larousse, 2007, p. 91.

[2] Karl Marx et Friedrich Engels, « Bourgeois und Proletarier », Manifest der Kommunistichen Partei, 1848. On remarquera cependant que dans l’édition française «selbständig » est traduit par « spontané ».

[3] Ruud Koopmans, « The Dynamics of Protest Waves : West Germany, 1965 to 1989 », American Sociological Review n° 58, 1993.

[4] Sabine Karstedt-Henke, « Theorien zur Erklärung terroristischer Bewegungen », in Erhard Blankenburg, Politik der inneren Sicherheit, Suhrkamp, 1980.

[5] L’Autonomie, le mouvement autonome en France et en Italie, Spartacus, série B, n° 90, mars 1978.

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LE MOUVEMENT AUTONOME EN ITALIE ET EN FRANCE (1973-1984)

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Sébastien Schifres , Mémoire de master II de sociologie politique , Université Paris VIII sept. 2008 dir. Daniel Lindenberg.master

Pour lire le mémoire en ligne :

INTRODUCTION

I L’AUTONOMIE ITALIENNE

1/ FONDEMENTS
Dimension historique et structure politique de l’Italie
Les collectifs de quartier
Les comités ouvriers
Les opéraïstes

2/ DYNAMIQUE
Le pouvoir ouvrier
Les squats
Les autoréductions

3/ ORGANISATION
Niveau national
Niveau local

4/ EXTENSION
Les « Cercles de jeunes prolétaires »
Le mouvement étudiant de 1977

5/ LIMITES
L’abandon des lieux de travail
Caractère minoritaire et dimension générationnelle

6/ MILITARISATION
L’option militaire
L’héritage insurrectionnaliste
Le processus de militarisation

II L’AUTONOMIE FRANCAISE (1976-1984)

1/ FONDEMENTS
La culture soixante-huitarde
La crise de l’extrême-gauche
L’importation idéologique
La radicalisation
L’émergence de nouveaux terrains de lutte

2/ DYNAMIQUE
La montée en puissance
L’identité autonome
La dimension communautaire

3/ LIMITES
La marginalisation
La structure politique de l’extrême-gauche
Les divergences
L’explosion
La militarisation

4/ DECOMPOSITION
L’effondrement
L’autodestruction
Teppisme et dépolitisation

CONCLUSION

ENTRETIENS
UGO TASSINARI (Collectif Autonome Universitaire de Naples)
VINCENZO MILIUCCI (Comités Autonomes Ouvriers de Rome)
VALERIO MONTEVENTI (Comités Ouvriers autonomes de Bologne)
FRANCO BERARDI, dit « BIFO » (Radio Alice, Bologne)

BIBLIOGRAPHIE